Extrait du blog d’Emmanuel Tugny (Médiapart)
— Maintenant, va, mon Livre, où le hasard te mène !
Verlaine, Poèmes saturniens, prologue
Va, Livre, tu n’es que trop beau
Pour être né dans le tombeau
Duquel mon exil te délivre
Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, « L’Auteur à son livre ».
La plus belle destinée : Avoir du génie et être obscur.
Barbey d’Aurevilly, Pensées détachées
Le silence qu’elle continua de garder commençait à me surprendre, lorsqu’elle m’annonça enfin sa réponse par un profond soupir.
« Quelle variété dans les événements de la vie ! me dit-elle avec le tour moral qu’elle donnait à toutes ses réflexions. Quel entraînement de choses qui ne se ressemblent point, et qui ne paraissent pas faites pour se suivre […] »
Histoire d’une Grecque moderne, II.
Il est au champ de l’entreprise littéraire des auteurs pour qui la forge de l’œuvre consiste en quelque façon, comme le vaisseau de conserve, le greffier ou le rémora, à accompagner dans son roulis la chaîne ou la théorie des « apparitions » que le livre, lancé à l’aventure par une façon de « détente d’auteur » à responsabilité limitée, produit comme de soi, comme depuis une organicité séminale, prodigue, une « volonté d’œuvre », un vouloir-vivre formel.
Tantôt sidérés, tantôt comme lassés, bientôt comme emportés par la trouvaille de leur créature, de cet objet lancé à l’aventure, à l’à venir, et dont le moi propre sème l’ereignis, l’épiphanie intelligible et sensible comme un sujet, non plus aliénation en forme d’une intention d’auteur mais affranchi de cette intention et reléguant au rang de scribe une démiurgie réduite aux acquêts de l’annotation étonnée, lasse ou chavirée, tantôt en arrêt, tantôt saisie d’une façon d’allégresse à voir être une chair de sa chair, les auteurs de cette filière historique où s’inscrivent sans doute d’Aubigné, Gomberville, Scarron, Diderot, Potocki, Laclos, Stendhal ou Gide, pratiquent une façon de « poétique du déboulé » au cœur de laquelle la maîtrise de l’ars littéraire procède précisément d’une procuration allouée à l’œuvre de « se faire », de répondre à ses propres questions, de se constituer le cours opaque, énigmatique, de son créateur libérateur de forme et affranchi comme spectateur ou comme lecteur de son livre-Golem « si facendo ».
Plus que nul autre auteur sans doute, Prévost est maître en cette poétique aventureuse, au plein sens de l’adjectif aventureuse.
Ce n’est pas tant l’univers narratif, la matière représentative, en somme, qui se nourrit chez Prévost au sein de l’indéchiffrable, de l’obscur, de l’ambigu, que le livre en tant que livre, que l’œuvre en tant qu’œuvre, dont les départements, dont les mansions ne sauraient être qu’opacité dès lors que le livre s’est affranchi de l’empire auctorial pour en venir à soi, pour advenir à soi et à son « ad ventura ».
Si l’intelligibilité est partout mise en danger, chez Prévost, ce n’est pas tant que le monde soit illisible dans ses intentions : c’est que le livre qu’on y lance à l’aventure l’est en tant que livre, qu’ipséité d’un livre qui vaut monde ou qui vaut être.
On le sent à chaque pas : Prévost n’entend pas son livre : il le lit et cette suspension d’emprise critique sur l’œuvre en cours crée entre Prévost et l’auteur plus qu’une connivence, mieux qu’une complicité : cette fraternité intense du patient partage du créé.
Oui, Prévost et son lecteur trottinent ou galopent derrière une œuvre qui va, vraiment ensemble et lecteurs vraiment, fraternellement spectateurs d’un dépassement du fait littéraire par lui-même, d’un « accès au vivant » de la forme engendrée.
« Voyez-vous ce que je vois ? », « dites-moi, le voyez-vous vraiment ? », « Que pensez-vous qu’il y ait lieu d’en penser ? » , « cet état dans lequel je me trouve, comment diable le qualifierez-vous ? », « qui suis-je à vos yeux, au regard de ce que je traverse, de ce qui me meut ? » : comme toujours chez Prévost, narrateur et lecteur de l’Histoire d’une Grecque moderne semblent aller à vau-l’eau, main dans la main, dans les profondeurs d’un courant torrentueux . Mais il n’y a pas là, semble-t-il, qu’effet d’illusionnisme narratif : c’est tout le processus d’engendrement de la fiction qui paraît répondre à une façon de stochastique de l’apparition. De sorte que ce « fil de la plume » qui entraîne et entrave tout à la fois le je narratif et l’eidétique langagière ne se présente pas tant au lecteur comme le produit d’un plan que comme celui d’une absence de préconception qui laisse en quelque manière le roman « être soi » devant la fraternité, séduite par le déboulement du monde, d’un auteur émancipateur de son œuvre, d’un narrateur jouisseur d’éperdition et d’un lecteur concurremment affranchi et « tenu » et entretenu par une toujours surprenante mission d’élucidation de l’œuvre se faisant.
Théophé, la belle Hellène, ne croit évidemment pas si bien dire quand elle prétend devant son évergète et son sauveur qu’elle n’a pas tant été « formée au désordre » qu’elle n’y est « née » : c’est en effet d’une nébuleuse romanesque, d’un presque rien de forme mû par un ardent appétit de le voir engendrer qu’émergent les sujets de Prévost et presque chacune de leurs postures, chacune de leurs objections aux silhouettes qu’elles vont frôlant et comme suscitant, ces sujets qui, à l’instar du déclencheur de l’élan de leur matière créatrice, « ignorent de quoi ils sont remplis » et vont à tâtons par un défilé de voiles…« Cependant j’étais curieux de savoir nettement à quoi elle se destinait. Elle devait comprendre que l’ayant rendue libre, je n’avais aucun droit de rien exiger d’elle, et que j’attendais au contraire qu’elle m’expliquât ses desseins. Je ne lui fis point de questions, et elle ne se hâta point de m’éclaircir. » : tout est dit ici, semble-t-il, de l’esthétique de Prévost, d’une esthétique fondée sur l’abandon du livre à son sort, sur un « Ī, liber » qui, engageant le monde peint à palpiter de curiosité pour soi-même, reflète la curiosité d’une sorte d’expressionniste figuratif devant l’évolution autonome, une fois de plus « émancipée », de sa matière inaugurale .
En retour, la matière énigmatique et séminale de l’ouvrage interroge, par le truchement du « je » narrateur, l’intention d’un auteur dont il semble en quête : « Vous serait-il venu, me dit-elle, la même pensée qu’à moi, ou le hasard vous aurait-il procuré quelques lumières sur un doute dont je n’ai osé faire l’ouverture à personne ? ».
Au fond, que sait Prévost de ce livre qu’il abandonne au temps comme il l’abandonne à son temps propre ? Peu de chose sinon que s’y font jour telles essences opaques dont toute l’activité d’écriture consiste en ce retrait qui en entretient l’opacité …
Le livre de Prévost va, des formes y adviennent, ou plus sûrement des apparitions de formes distinguées par l’écriture « curieuse » de leur matière de sens, de leur support d’intelligibilité : le livre est, aux forceps d’un renoncement aventureux, institué mystère et support herméneutique , tout le livre, et l’on aurait sans doute tort de ne voir en Prévost qu’un habile metteur en scène mimétique de l’ambiguïté mondaine car ce n’est pas tant l’ambiguïté du monde peint qui donne substance et virtù à son ouvrage que celle de l’ouvrage en tant que tel dès lors que l’écriture en fait sa propre surprise.
Histoire d’une Grecque moderne est bien davantage qu’un roman d’aventure amoureuse nué de couleur locale orientale lascive : il constitue un véritable manifeste de l’expérience littéraire comme pratique du lâcher-prise de l’empire de l’écriture sur son objet, c’est-à-dire comme réserve d’une volonté et comme entretien d’une libido d’auteur appliquées à sa création, cette création qui ne saurait s’accomplir qu’en tant que sujet d’un désir d’étrangeté radicale.
« Va, mon Livre, où le hasard te mène ! », a soufflé en somme à son ouvrage l’éternel fugueur Antoine François Prévost d’Exiles sur les notes d’Henri Michaux : « emporte-moi dans ta caravelle ! »
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