Merci à Claire Devarrieux pour ce très bel article paru jeudi dernier dans Libération.
« L’écrivain italien, fondateur de La Bête étrangère, dresse un portrait de la capitale, qui regorge d’anecdotes truculentes et de rencontres impromptues.
En ce temps-là, la vie n’était peut-être pas plus belle, mais ils étaient jeunes. «Mais c’était le Paris des beaux jours d’antan, lorsque nous étions très pauvres et très heureux.» Cette phrase d’Hemingway dans Paris est une fête, Francesco Forlani et Massimo Rizzante, futurs écrivains, la citent volontiers, mais ils s’arrêtent avant le «très heureux», écrit Forlani à la fin de Paris sans passer par la case départ, c’est-à-dire sans toucher d’argent (si vous savez jouer au Monopoly). Leur jeunesse ne se posait pas la question du bonheur. Ils partageaient une mansarde près de Beaubourg, quartier central d’une vie et d’un récit classé par arrondissements sans qu’intervienne aucune contrainte. Ce plan de la capitale est plein de pliures comme de trous.
«Napolitain de Caserte», Francesco Forlani a 24 ans en 1991 lorsque sa valise en carton le lâche gare de Lyon. Quelques mois plus tard, une lettre adressée à ses parents prévient de son retour, c’est trop difficile de vivre à Paris. A quoi les bons parents répondent qu’ils arrivent. «C’était un peu comme si, dans la parabole du fils prodigue, le père l’avait rejoint pour lui dire : “Reste où tu es, ne fais pas de connerie.”» Forlani reste. Il prépare une revue, la Bête étrangère, dont la maquette, le numéro zéro et les contributeurs sont autant de repères pour rebondir d’histoire en histoire.
Une autre revue agit discrètement dans ces pages : l’Atelier du roman de Lakis Proguidis, avec Milan Kundera en tête d’affiche. Les réunions ont lieu au Lucernaire, rue Notre-Dame-des-Champs (VIe). Kundera raconte des blagues salaces, à quoi Forlani préfère quant à lui un comique de situation : la porte de la chambre de bonne qui se referme et il est en caleçon sur le palier en plein hiver, ou le plongeon dans le canal Saint-Martin qui conduit les nageurs (dénoncés par un riverain) au poste de police du Xe, sans passer par la case que l’on sait, après avoir guinché à l’Atmosphère. Quelques très belles femmes offrent un baiser ou un lit. Les Italiens sont ici des gentlemen dragueurs très romantiques.
La Bête étrangère est toujours le fil rouge, ça n’empêche pas de repérer en passant la poésie de l’incongru, par exemple un landau échappé de Potemkine au second étage du bar où les habitués se retrouvent au troisième (au café les Etages, apparemment dans le IVe). Chez Omar, rue de Bretagne (IIIe), tandis que Forlani et les siens lèvent leur verre à la santé de leur Bête préférée, trois lascars s’approchent. Au revers de leurs vestes, la flamme du Front national, et comme les fascistes italiens ont le même insigne, la menace est claire.
L’Anglais Simon Lane transforme alors sa fourchette en fleuret d’escrime. Simon Lane était un dandy dont on n’attendait pas un tel sens du duel. Francesco Forlani se dit «communiste dandy», mais tendance clown, pourrions-nous ajouter. Lane est mort depuis l’écriture de ce livre, l’accordéoniste Franck Lasalle aussi, et Aurélien Alizadeh, libraire de l’Equipement de la pensée (sur les Grands Boulevards) qui connaissait les contes d’Azerbaïdjan. L’ami Patrick Chevaleyre, peintre sur collages de papier et photos, était déjà porté disparu.
Et «Roger K.» ? On aura reconnu Roger Knobelspiess, le bandit le plus célèbre de la Mitterrandie, gracié, repris, libéré, en tout vingt-six ans de prison. Francesco Forlani va de temps à autre faire la cuisine chez lui. Roger K. n’est à l’aise que dans des pièces qui ont la taille d’une cellule. Il se promène avec un téléphone satellitaire, et conduit les copains dans un garage où les plaques d’immatriculation se changent sans problème. Francesco veut-il utiliser le téléphone pour parler à sa mère ? Non, parce qu’elle réclamerait des appels quotidiens. Veut-il une voiture pour aller la voir ? Il n’a pas le permis.
Fréquenter un voyou repenti ne vous remplit pas les poches. Comment financer la revue ? En grattant un jeu au bureau de tabac. Comment partir en vacances ? En allant sur les bords de Marne. Dans Par-delà la forêt (Léo Scheer, 2020) Forlani racontait son expérience de professeur d’italien dans les collèges d’Eure-et-Loir. Entre 1991 et 1995 (attentats, grèves), il donne déjà des cours, à des patrons comme à des étudiants. Le matin à Mantes-la-Jolie chez les cimentiers, l’après-midi avenue Montaigne, fief de la haute couture. Il se fait interprète au Louvre pour des chefs pompiers, à Villejuif dans le service des enfants cancéreux. Avec un homme comme lui, ça devient tout de suite cocasse, ou bouleversant.
Francesco Forlani, Paris sans passer par la case départ. Traduit de l’italien et du furlèn par Christian Abel. Ardavena éditions, 292 pp., 17,50 €.
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